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Titel
Livre et militantisme, La Cité Editeur 1958–1967.


Autor(en)
Burnand, Léonard; Damien Carron, Pierre Jeanneret
Erschienen
Lausanne 2007: Editions d'en bas
Anzahl Seiten
201 p.
Preis
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Simon Roth

Cinquième volume d’une collection inaugurée en 1998 par la Fondation Mémoire Editoriale, Livre et militantisme, La Cité Editeur 1958–1967 ajoute une pierre étonnante au grand chantier de l’histoire du livre et de l’édition en Suisse romande. Si le précédent ouvrage avait évoqué l’aventure intellectuelle et surtout la grande entreprise commerciale internationale que furent les éditions Rencontre, celui-ci s’attache en comparaison à un catalogue a priori fort modeste – 38 titres et une revue – mais aux implications politiques d’envergure. A travers la figure de l’éditeur Nils Andersson (1933), il témoigne de l’engagement de membres d’une génération sensible aux idéaux des diverses mouvances de l’extrême-gauche européenne. Ce n’est plus celui du professeur André Bonnard (1888–1959) et de l’affaire éponyme des années 50 sur fond d’accusation d’espionnage au profit de l’URSS, et ce n’est pas encore celui, plus connu peut-être, d’une frange active au lendemain de mai 68, cristallisé récemment en Suisse romande au travers de l’itinéraire et des récits tels que Double et surtout Un dimanche à la campagne de l’écrivain Daniel de Roulet (1944). L’aventure débute en 1958 avec la réédition à Lausanne de La Question d’Henri Alleg, témoignant des pratiques de torture en pleine guerre d’Algérie et interdit en France quelques semaines après sa parution. Elle s’achève en 1967 avec l’expulsion par les autorités politiques suisses de l’éditeur Nils Andersson qui avait conservé sa nationalité suédoise.

Cet engagement révèle également une période qui accordait une place de choix au livre comme le souligne non sans nostalgie dans sa postface le célèbre éditeur français François Maspero: «Et il faut dire aussi qu’un livre, à cette lointaine époque, était encore au premier rang des medias – comme on ne peut même plus l’imaginer aujourd’hui. La télévision balbutiait; la radio transistor en était à ses débuts. La presse hebdomadaire était beaucoup moins foisonnante. […] Le livre apparaissait donc comme un outil d’information capital.»

Maison d’édition définie comme «relativement marginale» dans le paysage éditorial romand, sans ambition financière affirmée et dirigée par un éditeur qui ne s’embarrassait guère de tradition locale en matière de livre, les éditions La Cité méritaient toutefois que des historiens s’y attachent. L’intérêt du volume réside dans une mise en perspective détaillée et passionnante des livres phares du catalogue – et notamment des «livres noirs» de la guerre d’Algérie visant à «pallier la démission de la quasi-totalité des éditeurs français» dénoncée par F. Maspero – et une contextualisation des engagements politiques de Nils Andersson. Il met bien en valeur, selon la formule de François Vallotton, «l’apport de l’histoire du livre et de l’édition à une histoire politique et culturelle de la période». Les 3 contributions de Damien Carron, Léonard Burnand et Pierre Jeanneret demeurent attentives à tous les aspects de la vie matérielle et intellectuelle du livre (tirage, canaux de diffusion, réception), variant et croisant les sources offertes par les témoignages, les archives diplomatiques et privées et les rapports de police, miroir déformant de tous les engagements de ces années de Guerre Froide.

La première contribution de Damien Carron évoque le pan sans doute le plus spectaculaire de l’engagement de Nils Andersson, celui des publications au coeur de ce que l’on nommera bientôt la guerre d’Algérie. Rééditant en Suisse à la demande de Jérôme Lindon La Question d’Henri Alleg, volume des éditions de Minuit interdit dans une France qui renoue alors avec un contrôle du livre quali fié «d’Ancien Régime», Nils Andersson crée ainsi en 1958 dans l’urgence une nouvelle enseigne; il rejoint bien vite une mouvance de nouveaux éditeurs européens qui lient militantisme et édition (Jérôme Lindon, François Maspero, Giangiacomo Feltrinelli notamment). Il ajoute un chapitre de plus, à travers ce titre et ceux qui suivront en réédition ou pour son propre compte jusqu’en 1962, aux relations complexes qu’entretient la France avec ce morceau de francophonie qui, des placards de la Réforme aux guerres mondiales, demeure selon les circonstances un concurrent ou un relais apprécié des intellectuels, imprimeurs et éditeurs de l’Hexagone.

La deuxième contribution de ce volume s’attache au volet théâtral du catalogue des éditions La Cité. Léonard Burnand évoque l’enthousiasme du jeune Andersson à l’égard de la scène et des expériences du Théâtre National Populaire de Jean Vilar; à l’aube des années soixante, les auteurs romands engagés – Henri Debluë, Franck Jotterand, Bernard Liègme – ne tardent donc pas à être publiés à l’enseigne de La Cité et participent au renouveau des scènes romandes assujetties alors aux tournées parisiennes. L. Burnand s’attache ensuite à décortiquer l’«affaire » suscitée par la pièce Un banquier sans visage créée en 1964 à Genève par Walter Weideli, journaliste et homme de lettres, à l’occasion du 150e anniversaire de la réunion du canton à la Confédération. Nils Andersson en fut l’éditeur somme toute discret, et ne connut pas à cette occasion un succès commercial de scandale, mais la genèse de cette pièce et son écho retentissant méritait cette analyse qui va bien au-delà de l’impact éditorial. Commande de l’Etat, la pièce évoque toutefois sous un angle guère favorable la figure genevoise de Necker; avant même la première, la polémique fait rage au Grand Conseil et dans les journaux, non sans résonances, quant à l’argumentaire, à des querelles anciennes ou modernes si l’on songe aux fresques de Hodler prévues pour le Musée national suisse au tournant du XXe siècle, au slogan de Ben à l’Expo Universelle de 1992 ou à la récente tempête suscitée par Thomas Hirschhorn. La pièce aura bien lieu et le succès public sera au rendez-vous. Walter Weideli en paiera le prix fort avec sa mise à l’écart ultérieure du Journal de Genève.

Le troisième volet de ce volume, signé Pierre Jeanneret, évoque un pan moins connu peut-être de l’activité éditoriale de Nils Andersson: les publications «prochinoises ». Historien des mouvements socialistes et communistes de Suisse romande, l’auteur éclaire les arcanes des engagements de N. Andersson (Centre Lénine, revues diffusées par les éditions, publications propres à La Cité); il rappelle le contexte d’une fascination grandissante pour la Chine communiste, qui a frappé de nombreuses figures de l’intelligentsia française aux lendemains désenchantés de 1956 en Europe de l’Est et à l’heure des luttes anticoloniales virulentes, mais dont l’écho demeura modeste en Suisse romande. Prenant parti, les éditions de la Cité relaient ce débat intellectuel qui éclate au lendemain de la rupture sinosoviétique de 1963; elles contribuent à la diffusion d’un corpus – dont P. Jeanneret relève la lecture devenue aujourd’hui bien indigeste – bridé par le Parti du Travail et les principaux PC occidentaux. Ces publications ainsi que la diffusion de revues telles que African Revolution – édition anglaise de la revue Révolution africaine dirigée par Jacques Vergès – et la création du Centre Lénine à Lausanne impliquent de nombreux contacts de N. Andersson avec l’ambassade de Chine à Berne, principal bailleur de fonds. Ceux-ci sont attentivement documentés par une Police fédérale qui multiplie depuis de nombreuses années des rapports à l’encontre de l’éditeur. Cette accumulation lui est fatale, et le «Suédois de Lausanne», après les avertissements d’usage, est expulsé de Suisse en 1967. Cette décision suscite un vif débat en Suisse, révélateur des lignes de fracture idéologique, mais qui ne parvient pas toutefois à en modifier l’application. Elle ne sera levée qu’en 1986. N. Andersson poursuivra sa carrière en Albanie, puis en Suède et à Paris.

La postface de François Maspero met en exergue la passion, le courage et le goût de l’action d’éditeurs qui désiraient «apporter ne serait-ce qu’une petite pierre à un mouvement de protestation et de solidarité trop menacé par les pouvoirs», et plaide pour la réhabilitation officielle d’un homme militant.

Citation:
Simon Roth: Compte rendu de: Léonard Burnand, Damien Carron, Pierre Jeanneret: Livre et militantisme, La Cité Editeur 1958–1967, sous la dir. de François Vallotton, avec une postface de François Maspero. Lausanne, Editons d’en bas, 2007. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 58 Nr. 1, 2008, pages 108-110.

Redaktion
Veröffentlicht am
24.01.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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